LEGENDE DU GERISE


Sans jamais se plaindre, dure au mal et fière en besogne, elle aurait pu être choisie pour promise par plus d'un, si elle n'avait possédé cette bosse juchée sur son dos qui la rendait difforme autant que sa patte folle brinquebalante qu'elle traînait péniblement, branche tordue divaguante la tiraillant de guingois.

Toute jeunette, et sans qu'on ait jamais pu lui faire le moindre reproche de quelque façon que ce soit, la bancale, ainsi qu'on la nommait, faisait peur ou pitié. Alors par crainte ou déplaisir, personne n'osait fixer la lumière émouvante de ses yeux myosotis tachetés de cette couleur violine qui pare les pointes de bruyère.

Anna refusait de pleurer ses misères, malgré le tourment de la désespérance promise d'un gâchis de vie. En sa grotte obscure d'où s'échappait une épaisse et nauséabonde fumée, la sorcière, celle qui faisait et défaisait les mauvais sorts, pourrait-elle l'aider?

Anna se disait que le risque n'était pas très grand, de prendre son courage à deux mains pour affronter celle, seule susceptible de changer son destin.

Arrêtée au seuil de la grotte, Anna faillit étouffer tant la fumée dense et noire la submergeait. L'odeur pestilentielle du nuage acide certainement chargé de pouvoirs maléfiques, semblait vouloir lui interdire l'entrée de l'antre effrayant.

Une voix surprenante de douceur lui ordonna:
- " Entres où tu vas périr sur place. "

Elle avança d'un pas, et à sa grande surprise, les brumes gardiennent de l'entrée se dissipèrent.

- " T'es bien téméraire de t'aventurer ici ! Ne dis rien, je devine... "

Durant le silence qui suivit, elles s'observèrent.

Encadré de longs cheveux tout blanc, le visage mince et translucide, où deux grands yeux brillaient, la sorcière l'examinait avec bienveillance. Mais ses paroles furent terriblement cruelles et décevantes :

- " Il faut que tu saches qu'il en coûte une livre, 19 sols et 11 deniers, en ajoutant un demi-bichet d'avoine si tu veux bénéficier des faveurs de mon âne à tête de bouc. Tu ne seras pas pour autant assurée que je puisse conjurer le double handicap de chair de ta naissance, je t'en avertis nûment et sans papelardise . "

Anna qui excellait à cet exercice, se livra à un rapide calcul mental. En économisant un blanc (5 deniers) par lune, ce qu'elle estimait possible, en travaillant sans relâche et sans rechigner à la tache, tous les jours de l'aurore au crépuscule, il lui faudrait, avant de parvenir à amasser la somme nécessaire, plus de 95 lunes (plus de 7 ans) à continuer de traîner sa jambe pataude qui la gênait plus que sa bosse.

A cette pensée, Anna essuya furtivement une larme. Son désappointement était immense, car même assurée d'un bon résultat, il lui resterait encore bien des années à traîner son malheur.

Brusquement sans qu'elle sache d'oÙ elle provenait une voix grinçante retentit:

- " T'es pas gâtée ma fille. Les succubes du malin ne t'ont pas loupée. Pourtant t'as l'air bien proprette pour une gueuse en haillons. Prosternes toi quand je t'adresse la parole ! "

Et comme elle ne semblait pas pressée d'obtempérer cherchant à découvrir qui lui parlait, un grand coup s'abattit sur sa bosse, la faisant choir à genoux. La violence du choc lui coupa le souffle.

Puis elle ressentit une vive douleur . En heurtant durement la terre battue, son genou gauche avait été entaillé par un silex en saillie. Elle mit un temps qui lui parut très long avant de pouvoir à nouveau respirer.
Le second coup la courba plus encore, la laissant toute catounée comme une petite vieille, front posé sur le haut de ses jambes pliées .

Instinctivement, elle se contracta pour se prémunir contre le coup suivant, qui en fut amorti. La pensée lui vint qu'au prochain choc elle allait mourir. Elle gémit , puis se mordit les lèvres pour retenir la plainte qui voulait sourdre et pour elle-même plus que pour attendrir quiconque elle murmura:

- " J'ai mal. "

Ce fut dit d'une voix presque inaudible.

- " Laisses la en paix. "

Quoique ferme la voix conservait une certaine douceur apaisante.

- " Qui m'a frappée ? "
- " C'est mon ombre noire. Excuses-la. Elle voulait te mettre à l'épreuve et me donner une leçon de modestie en me rappelant que toute ma magie ne suffirait pas à te rendre présentable."
- " Ce que vous me dites là est encore plus dur que les coups reçus ! "
- "Si tu es sage et obéissante, courageuse aussi, peut être pourrais-je t'aider. As-tu déjà entendu sonner les grelots de la bruyère enchantée ? "
- " Jamais ! "
- "Dommage ! As-tu vu le sabre de l'éclair pourfendre la lune du dernier quartier ? "
- "Jamais ! Jamais ! "
- "As-tu touché l'eau qui ne mouille pas ? "
- " non ! non ! "
- "As-tu cueilli l'agni délicieux pour l'offrir au groin du vérat féroce aux cornes de rhinocéros, afin qu'il le déguste sans te mordre ? "
- " Je ne connais rien de tout cela . "
- " Pourtant ton nez à survécu à l'infect gaz des fumerolles qui t'interdisaient l'entrée et qui t'ont un instant submergée . Ta présence ici n'a pas réveillé les noctules sacrées pourtant hypersensibles de ma caverne .Tu conserves peut-être une chance si tu sais la saisir. Il te faudra accomplir le périple d'automne, à la croisée des foudres et intempéries, en choisissant le bon moment.
- "quel bon moment ? quand ? "
- " La veille du jour qui convient le tiraillement aigu de ta jambe et la révolte de ton corps maltraité te préviendront douloureusement. "
- " j' aurais jamais le temps d'économiser suffisamment avant l'hiver et il me faudrait plusieurs années..."
Le ricanement la fit frissonner, mais l'autre voix, celle chargée de douceur proposa:
- " Et si je te faisais crédit ? "
- " Pour sur je vous rembourserais en rajoutant les intérêts. D'ailleurs, guérie je serais plus alerte pour travailler, ce serait... "
Les yeux myosotis chantaient le merveilleux de l'espoir soulevé...
Anna sautillait sur place, sur sa seule jambe valide. Cette gigue crève cœur improvisée eut l'heur d'apitoyer sur son sort jusqu'à l'ombre noire de la sorcière.
Une voix bourrue conseilla :
" allez, sauves-toi vite, retournes à ton village et ne t'impatientes pas ça sert à rien de se ronger le sang à trop attendre le jour propice."

L'été passa. Les feuilles des arbres jaunirent et commencèrent à tomber sans que vint le signe prédit par la pythonisse .
Pourtant un soir de fin octobre, croisant le fossoyeur, un des rares à lui adresser parfois quelques mots gentils, ce dernier fixant le ciel , hochant tristement la tête bougonna :

- " Le temps se gâte, demain nous réserve la pire des tourmentes . "

Anna s'arrêta net et crut défaillir sur place tant l'émotion fut forte . Un mouvement palpétral balaya une larme de bonheur débordant la cornière de l'oeil.

S'y trompant le simplet du cimetière, en fut tout retourné:

- " faut pas pleurer petite. Si tu restes bien à l'abri des murs de ta maison, tu risques pas grand chose. "
- " Surtout pas ! "

L'exclamation le figea de surprise. Il la fixa bizarrement.
-" Ah bon ! Si tu crois... Fais bien attention à toi . "

Courbant l'échine, apparemment perturbé, il s'éloigna en marmonnant des mots indistincts, qui évoquaient le diable et ses suppots peuplant les bois noirs de la montagne.


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